Sur la preuve du préjudice réparable et du lien de causalité en matière de concurrence déloyale
Une décision favorable rendue en matière de concurrence déloyale est l’occasion pour le Cabinet TERSOU LAGARDETTE ASSOCIÉS, de revenir sur la question de la preuve que doit apporter le demandeur à une telle action du préjudice qu’il a subi.
Comme le rappelle régulièrement la Cour de cassation, l’action en concurrence déloyale est une action en responsabilité délictuelle fondée sur l’ancien article 1382 du Code civil, actuel article 1240 dudit code (Voy. par ex. : Com., 23 mars 1965 : Bull. civ. III, n°228 ; Com, 29 mai 1967 : Bull. civ. III, n°209 ; Com., 31 janvier 2018, n°16-27647). Le demandeur à une telle action doit donc apporter, outre la preuve d’une faute, la preuve du préjudice qu’il a subi (I) ainsi que la preuve du lien de causalité entre la faute et le préjudice (II).
I) Sur la preuve du préjudice réparable subi
La liberté de la concurrence a pu être définie comme emportant « le droit pour l’entrepreneur de mettre en œuvre les moyens, loyaux évidemment, qui lui paraissent les plus appropriés pour exercer une activité et attirer vers lui la clientèle potentielle » (D. FERRIER, « La liberté du commerce et de l’industrie », in Libertés et droits fondamentaux 2017, dir. R. CABRILLAC, Dalloz, 2017, n°1100, p. 889).
Il en résulte que le préjudice réparable, en matière de concurrence déloyale, ne saurait résider dans une perte de clientèle consécutive à la mise en œuvre par le défendeur de moyens loyaux destinés à permettre le développement de son activité. Si le demandeur doit démontrer qu’il subit effectivement un trouble dans son activité économique, il doit également établir que ce trouble procède de manœuvres déloyales, autrement dit que cette perte de clientèle ne relève pas du « jeu normal de la concurrence » (Com., 11 février 1980, n°78-12626 : Bull. civ. IV, n°66).
Le plus souvent, le préjudice invoqué par le demandeur sera purement matériel et résidera dans une baisse de marge brute, plus généralement dans l’évolution négative de l’activité de l’entrepreneur, cette baisse devant être consécutive à la perte de clientèle ou au détournement de contrats eux-mêmes causés par des agissements déloyaux.
Mais les juges acceptent aussi de réparer, en matière de concurrence déloyale, les préjudices autres que matériels. La Cour de cassation a ainsi jugé que de l’accomplissement d’actes déloyaux peut découler un préjudice « fût-il seulement moral » (Voy. par exemple : Com., 8 juillet 1997, n°95-16984 ; Com., 11 janvier 2000, n°97-21166 ; Com., 28 septembre 2010, n°09-69272). Tel est le cas, par exemple, lorsqu’une atteinte est portée à l’image de marque du demandeur (Voy. par ex. : Com., 22 octobre 2002, n°00-12914).
Si conformément au droit commun, le préjudice réparable doit en principe être direct et certain, il est en réalité « toujours plus ou moins virtuel ; l’atteinte à la clientèle actuelle ou potentielle devant s’analyser, en définitive, comme une perte de chance », mais il faut que le préjudice présente un « certain degré de certitude » (Y. PICOD, Y. ANGUET et N. DORANDEU, « V° Concurrence déloyale », Rép. com., Dalloz, 2018, n°122 et 123). Il en résulte que le préjudice futur peut être indemnisé dès lors qu’il n’est pas éventuel (En ce sens, voy. : D. LEGEAIS, « Concurrence déloyale et parasitaire », J-Cl. Commercial, LexisNexis, 2017, n°57).
S’agissant de la preuve du préjudice à apporter, la Cour de cassation a jugé que « si la libre recherche de la clientèle est de l’essence même du commerce, l’abus de la liberté du commerce causant, volontairement ou non un trouble commercial, constitue un acte de concurrence déloyale ou illicite » (Com., 22 octobre 1985, n°83-15096 : Bull. civ. IV, n°245). Le recours à la notion de « trouble commercial », analysée en doctrine comme un dommage causé à la concurrence (En ce sens, voy. : M. CHAGNY, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, thèse, 2002, n°514 ; S. GRAYOT, Essai sur le rôle des juges civils et administratifs dans la prévention des dommages, thèse, 2006, n°411) mais dont certains auteurs se demandent s’il ne s’agit pas du fait générateur de responsabilité (Voy. : C. GUILLEMAIN, Le trouble en droit privé, thèse, Bordeaux IV, 2000), conduit le juge à attendre que le demandeur établisse l’existence de procédés déloyaux qui ont nécessairement eu pour effet de le déstabiliser et de diminuer sa capacité de concurrence, cette perturbation anormale du marché impliquant, pour lui, un préjudice. En ce sens, il a été jugé que constitue un préjudice réparable le trouble commercial résultant de la confusion créée entre deux sociétés concurrentes (Com., 18 octobre 1994, n°92-18114), le trouble causé au sein du réseau de distribution d’une marque de véhicules automobiles en raison de l’altération de l’image de l’importateur exclusif vis-à-vis des membres du réseau (Com., 24 juin 1997, n°95-12154) ou encore le trouble causé à un entrepreneur en raison de l’accomplissement d’actes de publicité mensongère ou de dénigrement, le préjudice subi dans une telle hypothèse pouvant être seulement moral (Com., 28 septembre 2010, n°09-69272, préc. ; Com., 11 janvier 2017, n°15-18669).
Il en résulte que le demandeur doit démontrer l’existence d’un trouble commercial résultant des actes déloyaux constatés et constitutif, pour lui, d’un préjudice quelconque. Le demandeur peut aussi démontrer que l’accomplissement de tels actes ne pouvait qu’inévitablement causer un trouble commercial constitutif, pour lui, d’un préjudice. Une partie de la doctrine en a déduit que le préjudice peut alors être présumé (Voy. par ex. : L. MERMILLOD, Essai sur la notion de concurrence déloyale en Franc et Aux Etats-Unis, LGDJ, 1953, p. 72). Une telle analyse repose notamment sur un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 2 décembre 2008, au sujet de l’installation d’un restaurant, au mépris des plans d’occupation des sols de la commune, « aux abords immédiats » d’un hôtel-restaurant. Si la Cour de cassation a jugé qu’ « un préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale, générateur d’un trouble commercial », une telle solution ne saurait dispenser le demandeur de prouver son préjudice toutes les fois que sa réalisation n’est pas évidente.
En outre, pour que le préjudice puisse être réparé, encore faut-il que celui-ci soit déterminé dans son étendue (Voy. par ex. : Com. : 10 janvier 1989, n°87-11498 : Bull. civ. IV, n°12). Le demandeur ne saurait, en effet, faire l’économie de cette démonstration, les juges du fond devant justifier non seulement l’existence du préjudice mais encore l’importance de celui-ci par l’évaluation qu’ils en font (Com., 23 mars 1999, n°96-22334 ; Com, 21 octobre 2014, n°13-14210). Puisqu’il s’agit de réparer l’entier préjudice subi mais rien que le préjudice, la Cour de cassation a ainsi été amenée à affirmer que « la réparation du préjudice doit correspondre à ce dernier et ne saurait être forfaitaire » (Com., 23 novembre 2010, n°09-71665).
En conséquence, il revient au demandeur d’établir l’atteinte que lui causent les agissements déloyaux constatés ou encore le caractère perturbateur de ces agissements, autrement dit d’établir l’existence du préjudice ainsi que son étendue. A défaut, c’est à dire si « la preuve d’aucun préjudice » n’est apportée, la demande ne pourra qu’être rejetée par le juge (Voy. par ex. : Com., 24 février 1987, n°85-16303 : Bull. civ. IV, n°52).
II) Sur le lien de causalité entre la faute et le préjudice
Comme l’a rappelé la Cour de cassation à de nombreuses reprises, le demandeur doit établir, outre la faute du défendeur et le préjudice qu’il a subi, l’existence d’un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice (Com., 19 janvier 1965 : Bull. civ. III, n°54 ; Com., 4 juillet 1973 : Bull. civ. IV, n°236 ; Com. 29 novembre 1976 : Bull. civ. IV, n°300 ; Com., 30 janvier 2001, n°99-10654 ; Com., 4 février 2010, n°09-10630). Si aucun lien de causalité entre les faits de concurrence déloyale et les préjudices invoqués n’est démontré, la demande ne pourra qu’être rejetée (Com., 16 février 2016, n°13-27420 ; voy. égal. : Civ. 2ème, 5 mars 2015, n°13-27553 ; Com., 30 janvier 2001, n°99-10654 : Bull. civ. IV, n°27).
Toutefois, ce lien de causalité est parfois apprécié avec souplesse par les juges, certains d’entre eux se contentant de constater la concomitance, la coïncidence ou la corrélation entre le comportement déloyal et le préjudice (Com., 29 novembre 1976 : Bull. civ. 1976, IV, n° 300 ; Com. 23 septembre 1983, n°82-11649 ; Com., 6 mai 1986, n°84-16537) ou de constater le « rôle certain » du comportement déloyal dans le préjudice subi (Com., 20 mars 2007, n°04-19679).
Il est vrai que la difficulté que rencontrent les juges en la matière consiste à déterminer si le préjudice allégué résulte effectivement d’un procédé déloyal ou s’il est le résultat du jeu normal de la concurrence et des évolutions du marché. A cela s’ajoute le fait que la perturbation anormale du marché constitutive en elle-même d’un préjudice pour le demandeur peut difficilement être appréhendée indépendamment de l’acte anormal lui-même, c’est à dire la faute. En d’autres termes, le préjudice est envisagé au regard du comportement déloyal dont il est le résultat. Dès lors, il est peu aisé pour le juge de distinguer l’appréciation du préjudice de ce qui a conduit à sa réalisation, autrement dit du lien de causalité entre lui et la faute.
Certains auteurs considèrent d’ailleurs que « si le préjudice s’infère des actes déloyaux, il n’est plus nécessaire d’établir un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice » (Y. PICOD, Y. ANGUET et N. DORANDEU, « V° Concurrence déloyale », Rép. com., préc., n°135). Il n’y a en effet plus besoin de l’établir puisque la relation entre l’acte déloyal et le préjudice est évidente. Cela n’empêche pas le demandeur de devoir établir ce lien de causalité toutes les fois que cette relation n’est pas évidente, sous peine de voir son action ne pas aboutir.
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